How do you see me now?
Une nouvelle écrite par Boombass.
À la fin de l’été 1995, après des mois passés à New York, je rentrais à la maison.
J’avais rapporté dans mes valises un sampler et des vinyles, qui allaient s’entasser
avec les autres dans l’appartement que nous louions avec mon frère dans le 10ème
arrondissement. Philippe, mes amis, Paris et le studio m’avaient manqué. Je ne le
savais pas encore, mais ce séjour dans le berceau du Hip Hop américain avait
changé ma vie. J’y avais compris que je n’étais pas près de détrôner Dj Premier,
Pete Rock, Timbaland et tous les autres, en essayant de faire la même chose. Et
puis il y a eu ce déclic, en rentrant d’une nuit passée dans un club new-yorkais. J’ai
mis des instrumentaux de maxis de rap américain en accéléré, en 45 tours au lieu
de 33, ou bien à plus 8 avec le fader de ma SL-1200 MK2. C’était évident qu’il y
avait un truc à faire, et je me suis couché avec l’idée en tête. De son côté, Philippe,
lui aussi voyait sa vie changer. Il ajoutait des cordes à son arc : l’album de
Motorbass, composé avec Etienne de Crécy, était unanimement reconnu par tous
les acteurs de la musique électronique. Les platines s’étaient mises à tourner sous
ses mains, et la rave prolongeait ses nuits. Il prenait conscience que l’ombre des
studios d’enregistrement ne pourrait pas lui suffire. Pour fêter nos retrouvailles, nous
avions enregistré deux morceaux un peu n’importe comment. Foxxy Lady et
Dinapoly sont sortis en 1996, et sont comme deux photos Polaroid de notre proche
entrée dans la trentaine. Ils résument les expériences et découvertes musicales de
chacun, notre amitié, et la manière de faire que nous aurons avec Cassius durant les
années à venir. Plus d’une vingtaine passée à faire mille et une choses, dont cinq
albums et cinq enfants à nous deux. Un pan de vie, où la musique et son univers
avaient fusionné avec notre amitié. Cassius était un terrain de jeu où le temps se
fixait pour toujours sur la durée d’une chanson terminée. Nous nous fabriquions une
mémoire musicale commune, avec passion mais non sans égo. Le miracle a été que
nous avons réussi à jongler avec celui de l’un et de l’autre. Dans les rares épisodes
où il avait fallu prendre un peu de distance entre nous, Cassius avait servi de
punching-ball, et notre amitié s’en était toujours retrouvée préservée. Deux jours
avant la sortie de Dreems, notre dernier album, le temps s’est figé là aussi, mais
d’une nouvelle manière. Tout s’arrêtait le temps d’un coup de téléphone, le temps
d’un accident. Avec la disparition d’un proche, notre mémoire devient un univers
hostile. La vie avait repris celle de Philippe, la mienne devenait un diaporama,
sombre, sans fin et éreintant.
À l’approche de l’été 2024, je déballe mon sac de voyage dans le 18ème
arrondissement, j’ai loué pour quelques jours un deux-pièces à 5mn des Abbesses.
Un retour passager à Paris, après une installation nécessaire sur la côte normande.
La mer et les nuits étoilées m’ont reconnecté avec le présent. Désormais, même si
mon ami n’est plus là, il est toujours là, dans mes cellules et dans mon cœur. Dans
un de ces rêves éclairs où nous nous croisons, devenus plus fréquents, j’ai eu
l’impression qu’il me serrait la main, ou bien peut-être qu’il me la tendait. Cassius
s’est mis à me manquer, je me suis dit que je devrais enfiler mon ancien costume,
juste pour voir. Parmi nos projets jamais aboutis, l’idée d’un Best Of ou d’une
compilation de nos « meilleures chansons » figure sur la liste. Il y a un côté à
l’ancienne qu’on aimait bien. Une célébration de notre aventure m’a paru être un bon
premier pas dans cet habit de Cassius encore un peu large. Ce matin, ce n’est pas
le bruit des vagues qui me réveille, mais un voisin qui ronfle. « Je suis à Paris » me
dis-je, et dans le quartier où tout avait commencé. C’est en prenant ma douche que
je décide d’aller voir Philippe qui ronfle lui aussi peinard, au cimetière de
Montmartre. Le soleil m’accompagne tout le trajet, mais les allées sont à l’ombre des
arbres. Il me faut une bonne demi-heure pour trouver la pierre tombale. D’instinct, je
m’étais dirigé dans la bonne direction, mais une émotion soudaine m’a fait prendre la
direction opposée. Je ne suis pas revenu ici depuis son arrivée. Pour ces étranges
retrouvailles, l’unique rayon de soleil que laissent filtrer les feuilles se répand sur la
tombe de Philippe. « Tu as toujours su recevoir tes amis » sort de ma bouche, et on
se marre, enfin. Je suis obligé de me moucher en sortant du cimetière, et au milieu
de l’avenue Rachel, remonte le souvenir d’une soirée chez Thomas Bangalter. Il
vivait alors dans un des immeubles qu’il faut longer pour rejoindre le boulevard.
Nous étions une bonne dizaine, Thomas et Guy-Man avaient commencé
l’enregistrement de Discovery, ou terminé, je ne sais plus, mais nous n’avions
encore rien entendu. Thomas avait installé ses synthés sur une mezzanine, et il y en
avait un en particulier qui m’attirait l’œil. Je le trouvais sexy sur ses pieds en acier
qui ressemblaient à des jambes de danseuses. Alors je lui ai demandé ce que
c’était. Après l’avoir allumé et laissé chauffer, il s’est lancé dans une improvisation
qui ressemblait au magnifique break de synthé dans Aerodynamic. La beauté du son
m’a tout de suite saisi. « C’est un Yamaha CS60 ». Lorsqu’il a terminé son solo en
déplaçant son index gauche, qu’il appuyait sur une étrange bande en velours noir
placée au-dessus du clavier, un glissando interminable et majestueux vers les notes
les plus basses a jailli des enceintes. « Essaye ». Il m’a laissé la place, et j’ai plaqué
un accord. Philippe et moi avions la même obsession : chercher ce qu’il y avait de
mieux pour souvent trouver encore mieux. Deux jours après mon coup de foudre
pour le Yamaha CS60 de Thomas, j’achetais en Australie, un Yamaha CS70m. En
1999, internet regorgeait de bonnes affaires. Plus tard, j’ai trouvé un Yamaha CS80
et un Yamaha CS50 qui sont allés rejoindre le studio. Au-delà de l’esprit de
compétition, ces cinq minutes sur la mezzanine de Thomas nous avaient permis de
trouver une couleur qui nous accompagnera jusqu’au bout.
Avec Philippe, quand on s’est rencontrés, on se racontait nos histoires
d’adolescence encore pas si lointaines. Il faisait partie d’un groupe, et m’avait rendu
admiratif en précisant qu’il avait chanté à l’école, et devant tout le monde, des
reprises de Trust, Metallica ou Police. Quinze ans après ce concert scolaire, installés
au studio Labomatic, on enregistrait sa voix à travers un micro Neumann U47. Né
d’expérimentations avec le Yamaha CS80, 20 Years qui figure sur l’album Au Rêve,
est la première chanson que Philippe chantait sérieusement avec Cassius. Un
sample répétait inlassablement « How do you see me now ? » et il a sorti un carnet
en cuir souple où étaient notées des ébauches de paroles. Un texte qu’il avait
commencé au sujet de son père, qu’il avait perdu très jeune, collait parfaitement
avec le refrain qui tournait en boucle. Après vingt ans sans lui, le fils se demandait si
son père était fier du chemin parcouru. Guy- Man et Éric Chédeville la remixeront, et
la nouvelle version se retrouvera sur notre troisième album 15 Again, sous le titre de
See Me Now. En écoutant la sélection du Best Of dans le petit appartement de
location, où je viens de rentrer après ma promenade, See Me Now commence.
Quand la voix de Philippe, que nous avions accélérée à l’époque, commence, je me
demande à mon tour, après cinq ans sans lui, s’il est fier du chemin que j’ai parcouru
depuis. Je me demande comment il me voit maintenant, et s’il coupe toujours la
parole, même à celles et ceux qu’il a rejoint là-haut.
BOOMBASS, 2024